- Cela s'est passé il y a vingt-huit ans.

 

- Vingt-huit ans?

 

- Approximativement. J'en ai vingt-sept.

 

- Ta mère a cessé de dormir avant ta naissance?

 

- Elle avait vingt-trois ans alors.

 

- Mais tout le monde a besoin de dormir.

 

- Non, pas tout le monde. Toi, par exemple, tu as été

debout toute la nuit. Est-ce que tu as sommeil?

 

- J'ai eu sommeil à un certain moment, mais...

 

- C'est ici, nous sommes arrivés ", annonça-t-elle

joyeusement après un virage.

 

Ils s'étaient engagés dans un cul-de-sac au bout

duquel s'élevait un bouquet de palmiers, devant un mur

d'enceinte si astucieusement éclairé que Tommy ne put

repérer la source lumineuse. Dans le mur était scellé un

portail de bronze de belles dimensions, couronné d'un

bandeau en forte saillie où étaient inscrits des signes

d'une calligraphie mystérieuse, hiéroglyphique. En

comparaison de ses proportions massives, la grande

grille d'entrée de la résidence faisait figure de construction de pacotille.

 

Del s'arrêta, baissa sa vitre et pressa un bouton sur

l'interphone encastré dans l'un des montants de pierre.

 

Du hautparleur parvint une voix masculine, au

timbre solennel, qui questionna avec un accent britannique:

 

" Qui est à l'appareil, je vous prie?

 

- C'est moi, Mummingford.

 

- Je vous souhaite le bonjour, Miss Payne. "

 

Les portes s'ouvrirent pesamment.

 

" Mummingford ? demanda Tommy.

 

- C'est le majordome.

 

- Il est de service à cette heure-ci?

 

- Tout le monde est toujours de service. Mummingford préfère travailler la nuit, à vrai dire, parce que, ici,

il s'y passe souvent plus de choses intéressantes que le

jour, expliqua Del en franchissant le porche.

 

- Que veulent dire ces hiéroglyphes?

 

- " Toto, nous ne sommes plus au Kansas. "

 

- Je ne plaisante pas.

 

- Moi non plus. Maman a ses côtés fantasques. "

 

Tommy se retourna vers le portail.

 

" C'est écrit en quelle langue?

 

- Le Grand Machin.

 

- C'est une langue?

 

- Non, c'est le nom de la maison. Regarde. "

 

Entourée d'un terrain de quelques hectares, la maison était de loin la plus vaste de la résidence. C'était

une immense villa méditerranéenne, tentaculaire et

furieusement romantique, offrant une profusion

d'arches sur plusieurs niveaux, de profondes loggias

derriere des colonnades, de treillages chargés de cascades de jasmins blancs, de balcons à balustrades

ombragés de treilles ployant sous le poids de bougainvillées pourpres, de clochers, de coupoles et de toits de

tuile aux multiples pans inclinés, tellement de toits

qu'on croyait contempler tout un village italien plutôt

qu'une seule demeure. Le tout formait un tableau

éclairé de façon si adroitement romantique qu'il aurait

pu être le décor le plus fou de la comédie musicale la

plus extravagante qu'ait jamais créée Andrew Lloyd

Webber, le singulier génie anglais le plus kitsch de

Broadway.

 

L'allée descendait en pente douce vers une spacieuse

cour pavée au centre de laquelle se dressait une fontaine à quatre niveaux: quinze jeunes filles en toge y

versaient l'eau de leurs vases, quinze statues grandeur

nature taillées dans le marbre.

 

" Maman voulait construire quelque chose de beaucoup plus moderne, raconta Del en contournant l'ahurissante fontaine, mais les consignes de la résidence

étaient d'y bâtir dans le style méditerranéen, et la

commission d'architecture avait une notion très étroite

du terme. La procédure d'autorisation l'a tellement agacée qu'elle a conçu la maison la plus outrageusement, la

plus caricaturalement méditerranéenne qu'on puisse

imaginer, pensant qu'ils seraient consternés et prêts à

reconsidérer les plans antérieurs - mais pas du tout, ils

ont adoré ça. Alors elle a trouvé la plaisanterie excellente, et elle a construit cette maison.

 

- Elle a construit tout ça en manière de plaisanterie ?

 

- Sans son humour, ma mère ne serait pas ellemême, tu sais. Certains voisins ont donné un nom à leur

maison. Maman a appelé la sienne Le Grand Machin. "

 

Elle gara la voiture devant un portique à arcades

porté par des colonnes de marbre sculptées de vigne et

de grappes.

 

Une chaude lumière d'un rose cuivré paraissait luire

derrière chaque vitre biseautée de chacune des fenêtres

à tout petits carreaux.

 

" Est-ce que ta mère donne une fête?

 

- Une fête ? Oh ! non. Elle aime simplement que la

maison soit tout illuminée comme " un bateau de croisière sur une mer sombre". C'est ce qu'elle dit.

 

- Mais pourquoi?

 

- Pour se rappeler que nous sommes tous les passagers d'un voyage magique qui ne finira pas.

 

- Elle a vraiment dit ça?

 

- C'est une jolie pensée, tu ne trouves pas?

 

- A l'entendre, il s'agit bien de ta mère. "

 

L'allée de pierre à chaux menant à la porte d'entrée

était incrustée de chaque côté de mosaïques de terre

cuite et de céramique jaune. Scootie les y précéda à vive

allure, en remuant la queue. Quant à la porte, haute de

presque quatre mètres, elle était cernée de seize scènes

complexes délicatement sculptées dans la pierre. Toutes

représentaient un moine nimbé d'une auréole dans des

postures différentes, mais toujours avec la même

expression de béatitude, et entouré d'une foule joyeuse

d'animaux à la tête auréolée, souriant et gambadant:

chiens, chats, colombes, souris, chèvres, vaches, chevaux, cochons, chameaux, poules, canards, hiboux, oies,

lapins, ratons laveurs.

 

" Saint François d'Assise parlant aux animaux, commenta Del. Ce sont des oeuvres très anciennes d'un

sculpteur anonyme, rapportées d'un monastère italien

du xv' siècle détruit en grande partie durant la Seconde

Guerre mondiale.

 

- Est-ce le même ordre monastique qui produit

toutes ces peintures d'Elvis sur velours? "

 

Elle le regarda en riant.

 

" Tu plairas beaucoup à maman. "

 

La porte d'acajou massif s'ouvrit devant eux. Un

homme de haute taille aux cheveux argentés, portant

costume et cravate noirs, chemise blanche et chaussures

noires étincelantes se tenait sur le seuil. Il tenait, bien

pliée sur le bras gauche une serviette de bain blanche

mousseuse, à la manière d'un serveur muni d'un linge

dont il va envelopper une bouteille de champagne. Il

prononça avec un retentissant accent britannique:

 

" Bienvenue au Grand Machin.

 

- Est-ce que maman désire toujours que vous disiez

cela, Mummingford?

 

- Je ne m'en lasserai jamais-, Miss Payne.

 

- Mummingford, voici mon ami, Tommy Phan ", ditelle à la surprise de Tommy, étonné de l'entendre énoncer son vrai nom.

 

Le majordome inclina le buste.

 

" Très honoré de vous rencontrer, Mr Phan, dit-il en

s'effaçant pour les laisser entrer.

 

- Merci ", répondit Tommy avec un signe de tête, et

une intonation très proche de l'accent pointu typiquement anglais.

 

Scootie franchit le seuil le premier. Mummingford

l'entraîna de côté, mit un genou au sol puis entreprit de

sécher le chien et de lui nettoyer les pattes avec la serviette de bain.

 

Del referma la porte. Tommy dit au majordome:

 

" Je crains que nous ne soyons aussi trempés que

Scootie. Nous allons causer bien du désordre.

 

- C'est exact, hélas, répondit Mummingford, imperturbable. Mais je dois tolérer de la part de Miss Payne

plus que je ne suis tenu de le faire de la part de son

chien. Et cette tolérance s'étend à ses amis.

 

- Où est maman? demanda Del.

 

- Elle vous attend dans le salon de musique, mademoiselle. Je laisserai Sa Majesté le chien vous rejoindre

dès qu'elle sera présentable et à peu près sèche. "

 

Scootie sortit une tête hilare d'un pan de la serviette.

Il semblait apprécier beaucoup la friction.

 

" Nous ne pourrons pas rester longtemps, expliqua

Del au majordome, nous avons à nos trousses un

monstre moitié poupée moitié serpent qui court comme

un rat. Mais pourriez-vous nous apporter du café et des

pâtisseries, s'il vous plaît?

 

- Tout de suite, Miss Payne.

 

- Vous êtes bien gentil, Mummingford.

 

- Oui, mademoiselle, et c'est là ma croix. "

 

Le vaste hall où ils se trouvaient, qui mesurait au

moins trente mètres de long, avait un sol de granit noir

reluisant de cire sur lequel leurs semelles de gomme

gorgées d'eau grinçaient à chaque pas. Les murs blancs

étaient tendus d'immenses toiles non encadrées, des

oeuvres abstraites aux couleurs fortes, empreintes de

mouvement; chacune éclairée au millimètre près

jusqu'aux lisières de la toile par des projecteurs fixés au

plafond, de sorte que leur art s'irradiait de l'intérieur.

Au plafond habillé de métal, les bandes d'acier poli

alternaient avec les bandes d'acier brossé; l'éclairage se

dissimulait dans une double gorge, ainsi que dans une

rainure pratiquée au niveau du sol dans le granit noir.

 

Sentant la stupéfaction de Tommy, Del commenta:

" Extérieurement, la maison est conforme aux désirs

de la commission d'architecture de la résidence, mais, à

l'intérieur, maman l'a voulue aussi moderne que l'habitacle d'un bateau, aussi méditerranéenne que le CocaCola. "

 

Le salon de musique donnait sur la gauche du hall,

aux deux tiers de sa longueur. Une porte de laque noire

ouvrait sur une pièce dallée de pierre à chaux blanche

parsemée de fossiles marins aux courbes gracieuses. Le

plafond et les murs capitonnés étaient revêtus d'un tissu

gris anthracite. Insonorisés comme un studio d'enregistrement, ils étaient équipés de baffles qui cachaient

un éclairage indirect.

 

La pièce était immense, une quinzaine de mètres sur

vingt-cinq environ. En son centre se trouvait un grand

tapis tissé exprès pour elle, dont le dessin géométrique

comportait une demi-douzaine de nuances en dégradé

subtil allant du brun taupe à l'or. Au milieu du tapis, un

sofa et quatre fauteuils de cuir noir disposés pour la

conversation autour d'un bloc rectangulaire plaqué

d'une marqueterie en carrés de faux ivoire, servant de

table basse.

 

Bien qu'une centaine de passionnés eussent tenu à

l'aise dans ce salon pour écouter un récital de piano, nul

piano n'y figurait. La musique qu'on y entendait c'était Moonnight Serenade, de Glenn Miller - ne provenait pas d'un matériel hyper-sophistiqué avec des hautparleurs partout. Elle provenait d'un petit appareil de

radio Art déco posé au milieu de la table basse en faux

ivoire, dans un pinceau de lumière tombant d'une

lampe halogène fixée au plafond. La qualité un peu

métallique et grésillante du son laissait penser que la

radio était en fait un lecteur de cassettes ou de disques

compacts passant un enregistrement plus authentique et

plus vrai que nature d'un vieux programme des années

quarante.

 

Dans l'un des fauteuils était assise la mère de Del, les

yeux clos, le sourire aussi béat que celui de saint François sur les sculptures encadrant la grande porte, balançant la tête en rythme et marquant la mesure en tapotant ses accoudoirs. Elle n'avait que cinquante ans, mais

paraissait au moins dix ans plus jeune; c'était une

femme d'une beauté saisissante, non pas blonde comme

Del mais brune au teint mat, les cheveux noirs de jais,

les traits délicats sur un cou de cygne. Elle rappelait à

Tommy l'actrice à la grâce d'elfe qui jouait dans ce

vieux film, Diamants sur canapé... Audrey Hepburn.

 

Del baissa le volume de la radio. Mrs Payne ouvrit les

yeux. Aussi bleus que ceux de sa fille, plus profonds

encore si possible. Son sourire s'accentua.

 

" Miséricorde, ma chérie, tu es trempée ! Tu as l'air

d'un pauvre chat mouillé. "

 

Elle se leva de son fauteuil et regarda Tommy.

 

" Et vous aussi, jeune homme. "

 

Tommy constata avec surprise qu'elle portait un ao

dais, tunique et pantalon de soie flottants composant un

ensemble identique à ceux que portait souvent sa mère.

 

" Le style chat mouillé est le dernier truc à la mode

le chic du chic, sourit Del.

 

- Tu ne devrais pas plaisanter à propos de ces

choses-là, chérie. Le monde est suffisamment laid ces

temps-ci.

 

- Maman, j'aimerais te présenter Tommy Phan.

 

- Très heureux de vous rencontrer, Mrs Payne. "

 

Prenant dans ses deux mains la main qu'il lui tendait,

la mère de Del dit:

 

" Appelez-moi Julia.

 

- Merci, Julia. Je suis...

 

- Ou Rosalyn.

 

- Je vous demande pardon?

 

- Ou Winona.

 

- Winona?

 

- Ou même Lilith. Ce sont tous les noms que j'aime

vraiment bien. "

 

Ne sachant que faire de ces quatre noms, Tommy dit:

 

" Vous portez un ao dais, c'est... très beau.

 

- Merci, cher ami. C'est joli, n'est-ce pas? Et tellement confortable. C'est une dame charmante de Garden Grove qui les coud à la main pour moi.

 

- Je pense que ma mère doit se fournir chez la même

personne. "

 

Del dit:

 

" Maman, Tommy est le seul. "

 

Julia Rosalyn Winona Lilith Payne leva les sourcils.

 

" C'est vrai, ma chérie ?

 

- Je suis formelle. "

 

Mrs Payne lâcha la main de Tommy. Sans plus penser

à ses vêtements trempés, elle l'entoura de ses bras, le

serra contre elle, l'embrassa sur les deux joues.

 

" C'est merveilleux, tout simplement merveilleux ! " s'écria-t-elle.

 

Tommy ne saisissait pas bien ce qui lui arrivait.

 

Mrs Payne revint à sa fille, et elles s'étreignirent en

riant, sautèrent et dansèrent comme des collégiennes en

émoi.

 

" Nous avons eu la plus féerique des nuits, dit la fille.

 

- Raconte-moi, raconte-moi, la pressa la mère.

 

- J'ai incendié le yacht et je l'ai fracassé sur la digue

de l'île de Balboa. "

 

Mrs Payne retint son souffle, une main posée sur le

coeur comme pour le calmer.

 

" Delivrance, comme c'est passionnant ! Il faut que tu

me racontes tout ça.

 

- Tommy a fait des tonneaux avec sa Corvette

neuve. "

 

Les yeux écarquillés, la mine ravie, Mrs Payne

contempla l'intéressé avec ce qui ressemblait à de

l'admiration.

 

" Des tonneaux avec une Corvette neuve?

 

- Ce n'était pas voulu, lui assura-t-il.

 

- Combien de tonneaux?

 

- Au moins deux.

 

- Et après, poursuivit Del, elle s'est embrasée d'un

coup !

 

- Tout ça en une seule nuit ! s'exclama Mrs. Payne.

Asseyez-vous, asseyez-vous, je veux tous les détails.

 

- Nous ne pouvons pas rester longtemps, dit Tommy.

Nous devons continuer à...

 

- Nous serons en sécurité ici un moment ", coupa

Del qui se laissa tomber avec un bruit mouillé dans l'un

des profonds fauteuils de cuir.

 

Sa mère alla se rasseoir.

 

" Prenons un café, proposa-t-elle, ou du cognac si cela

vous est utile.

 

- Mummingford nous prépare du café et des pâtisseries. "

 

Scootie fit son entrée et marcha droit sur Mrs. Payne.

Elle était si menue et son fauteuil si vaste qu'elle y

tenait à l'aise avec le labrador. Il se blottit contre elle, sa

grosse tête sur ses genoux.

 

" Scootie-ouistiti s'est-il amusé lui aussi ? s'enquit-elle

en le caressant. Oh ! ça, c'est un très bon morceau ", ditelle en désignant la radio.

 

Le son en sourdine ne l'empêchait pas d'identifier

l'air.

 

" Artie Shaw, Begin the Beguine.

 

- J'aime bien aussi, dit Del. Au fait, maman, ce n'est

pas seulement une histoire de yachts et de voitures qui

brûlent. Il y a aussi une entité.

 

- Une entité ? Cela devient de plus en plus passionnant. Quelle sorte d'entité?

 

- En fait, je ne l'ai pas encore identifiée, je n'ai pas

eu le temps, nous n'avons pas cessé de courir pour lui

échapper, dit Del. Cela a commencé par une poupée

diabolique avec un message de malédiction épinglé sur

la main. "

 

Mrs Payne se tourna vers Tommy.

 

" Cette poupée vous était destinée?

 

- Oui. Je...

 

- Par qui?

 

- On l'a laissée sur le pas de ma porte. Je pense que

les gangs vietnamiens...

 

- Et vous l'avez ramassée et emportée dans la maison ?

 

- Oui. J'ai pensé... "

 

Mrs Payne agita l'index en direction de Tommy, avec

un petit claquement réprobateur de la langue.

 

" Mon cher garçon, vous n'auriez pas dû l'emporter

dans votre maison. Dans cette sorte de situation, l'entité

ne peut s'animer et faire du mal que si on l'invite à franchir son seuil.

 

- Mais ce n'était qu'une petite poupée de chiffon...

 

- Oui, oui, j'entends bien. Mais cette petite poupée

de chiffon a drôlement changé depuis, non? "

 

Tommy remua nerveusement sur son siège. Penché

en avant, il avoua:

 

" Je suis stupéfait que vous ayez accepté cette histoire

Si facilement.

 

- Pourquoi donc? demanda Mrs Payne, visiblement

surprise. Si Del m'affirme avoir affaire à une entité, je

n'en doute pas une seule seconde. Ma fille n'est pas

folle. "

 

Mummingford entra dans le salon de musique, poussant une table roulante chargée d'un service à café en

porcelaine, d'une cafetière d'argent et de pâtisseries.

 

" Il faut que je t'explique, maman, dit Del. Tommy

souffre d'un excès de scepticisme. Par exemple, il ne

croit pas aux enlèvements par les extraterrestres.

 

- Ils existent pourtant bel et bien, assura Mrs. Payne

à Tommy avec un sourire apaisant, comme si cette

confirmation allait suffire à le convaincre.

 

- Il ne croit pas aux esprits, poursuivit Del.

 

- Qui existent, dit Mrs Payne.

 

- Ni à la lycanthropie ni à la vision à distance.

 

- Tout cela existe réellement. "

 

Ce dialogue donnait le vertige à Tommy. Il ferma les

yeux.

 

" En revanche, il croit à Big Foot, lança Del pour le

taquiner.

 

- Comme c'est étrange! s'étonna Mrs Payne.

 

- Je ne crois pas à Big Foot, protesta Tommy.

 

- En tout cas, ce n'est pas ce que tu disais tout à

l'heure, répliqua espièglement Del.

 

- Big Foot, trancha Julia Rosalyn Winona Lilith

Payne, n'est qu'une blague inventée par la presse populaire.

 

- Exactement ", renchérit Del.

 

Tommy dut ouvrir les yeux pour prendre la tasse de

café que lui tendait l'imperturbable Mummingford.

 

Du poste de radio vieillot posé sur la table plaquée de

faux ivoire monta la voix d'un speaker précisant que

l'émission était diffusée en direct depuis la fabuleuse

salle de bal de l'Empire, que Glenn Miller et son grand

orchestre "remplissaient d'étoiles chaque fois qu'ils

jouaient ". Son annonce fut suivie d'une réclame pour

les cigarettes Lucky Strike.

 

" Si Tommy parvient à rester en vie jusqu'à l'aube,

reprit Del, la malédiction s'éteint, et il est sauvé. C'est

du moins ce que nous croyons.

 

- Il reste un peu plus d'une heure et demie, dit Mrs

Payne. Tu évalues ses chances de réussir à combien?

 

- Soixante-quarante, déclara Del.

 

- Comment ça, soixante-quarante? s'émut Tommy.

 

- C'est une estimation qui me paraît juste.

 

- Soixante se rapporte à quoi ? Soixante pour cent de

chances d'y passer ou bien de vivre?

 

- De vivre, répondit Del avec entrain.

 

- Cela ne me réconforte pas.

 

- Peut-être, mais, mine de rien, le pourcentage de

chances s'améliore à chaque minute qui passe, mon

coeur.

 

- Quand même, ce n'est pas agréable, dit Mrs Payne.

 

- C'est atroce, rectifia Tommy, accablé.

 

- Ce n'est qu'une intuition, avança Del, mais je ne

crois pas que Tommy soit destiné à une extraction non

naturelle. Il donne le sentiment d'un destin mené à son

terme avec un départ naturel. "

 

Tommy ne comprenait rien à ces propos.

 

" Vous savez, mon cher Tommy, lui dit Mrs Payne

d'un ton rassurant, même si le pire devait arriver, la

mort n'est pas la fin de tout. Elle n'est qu'une phase

transitionnelle.

 

- Est-ce bien certain, au moins ? s'inquiéta Tommy.

 

- Oh ! oui. Les nuits où je ne m'entretiens pas avec

Ned sont rares.

 

- Avec qui?

 

- Avec papa, précisa Del.

 

- Il apparaît à la télévision pendant l'émission de

David Letterman ", dit Mrs Payne.

 

Mummingford proposa à Del un assortiment de pâtisseries sur un plateau d'argent. Del prit un petit pain

dodu à la cannelle et à la noix de pécan. Tommy fit

d'abord le choix raisonnable d'un muffin au son, puis se

ravisa et demanda un croissant au chocolat. S'il n'avait

plus qu'une heure et demie à vivre, se préoccuper de

son taux de cholestérol lui semblait superfétatoire.

 

En suivant le trajet du croissant que le majordome

faisait passer dans une assiette à l'aide d'une pince spéciale, Tommy s'enquit auprès de la mère de Del:

 

" Votre défunt mari apparaît pendant l'émission de

David Letterman?

 

- C'est une causerie qu'il donne tard dans la nuit.

 

- Oui, je la connais.

 

- Il arrive que David annonce un invité, et qu'au lieu

d'un acteur ou d'un chanteur ou de toute autre personne, ce soit mon Ned qui vienne s'asseoir dans le fauteuil de cet invité. Alors tout se fige, David, le public, la

musique, comme si le temps s'arrêtait, et Ned se met à

me parler. "

 

Tommy goûta le croissant au chocolat. Délicieux.

 

" Naturellement, poursuivait Mrs Payne, ce phénomène n'intervient que sur mon poste de télévision, et

non dans tout le pays. Je suis la seule à voir Ned. "

 

La bouche pleine, Tommy se contenta de hocher la

tête.

 

" Ned a toujours eu du style. Pour entrer en contact

avec moi, il n'aurait jamais choisi une séance minable de

spiritisme chez un faux bohémien, ni quoi que ce soit de

banal ou de vulgaire. "

 

Tommy prit une petite gorgée de café. Légèrement

aromatisé à la vanille, il était excellent.

 

" J'y pense, Mummingford, dit brusquement Del, il y

a une Ferrari volée dans l'allée.

 

- Que souhaitez-vous en faire, Miss Payne?

 

- Pourriez-vous faire en sorte qu'elle réintègre l'île

de Balboa dans l'heure ? Je peux vous dire exactement

où elle était garée.

 

- Très bien, Miss Payne. Le temps de resservir un

peu de café, je m'en occupe. "

 

Tout en nourrissant Scootie de morceaux de beignet

la mère de Del demanda à sa fille:

 

" Quel véhicule désires-tu qu'on te sorte du garage,

Del ?

 

- Vu la tournure des événements, tout ce que nous

conduirons risque de finir au dépotoir. Aussi il vaudrait

mieux que ce ne soit pas l'une de tes voitures de prédilection.

 

- Voyons, chérie, ne dis pas de sottises. Il faut avant

tout que tu te sentes à l'aise.

 

- Écoute, je ne refuserais pas la Jaguar...

 

- Il est vrai que c'est une voiture très agréable.

 

- Elle a la puissance et la maniabilité requises pour

l'usage que nous devons en faire, dit Del.

 

- Je vais la faire avancer immédiatement devant la

porte, dit Mummingford.

 

- Mais auparavant, pourriez-vous avoir l'amabilité de

nous apporter un téléphone? demanda Del.

 

- Certainement, Miss Payne ", acquiesça le majordome qui sortit.

 

Son croissant terminé, Tommy se leva, alla au chariot

de pâtisseries et choisit un feuilleté au fromage blanc. Il

avait décidé de s'abstraire de la conversation pour se

concentrer sur ce qu'il mangeait. Ces deux femmes le

rendaient fou d'angoisse, et la vie était trop courte pour

qu'il se laisse faire. S'il en croyait certaines sources

dignes de confiance, il avait même quarante pour cent

de chances de vivre une vie drôlement courte. Il eut un

sourire pour Del, un sourire pour sa mère, et retourna

s'asseoir avec son feuilleté.

 

La radio jouait tout bas String of Pearls, de Glenn

Miller.

 

" J'aurais dû vous proposer des peignoirs dès votre

arrivée, mes enfants, regretta Mrs Payne. Nous aurions

jeté vos vêtements dans le sèche-linge, et vous seriez au

sec et au chaud maintenant.

 

- Pour être de nouveau mouillés dès que nous sortirons, maman.

 

- Non, chérie, il va cesser de pleuvoir dans quatre

minutes.

 

- Tant pis, cela ira comme ça. "

 

Tommy regarda sa montre et mordit dans le feuilleté.

 

" Parle-moi encore de cette entité dit Mrs Payne. A

quoi ressemble-t-elle, de quoi est-eile capable?

 

- Je crains que cela ne doive attendre, maman. Je

m'absente un instant, et puis nous filons.

 

- Pendant que tu y es, donne-toi un coup de peigne,

chérie. Tes cheveux deviennent tout ébouriffés en

séchant. "

 

Del quitta la pièce. Pendant au moins dix longues

secondes, Julia Rosalyn Winona Lilith et le gros labrador noir contemplèrent Tommy qui mangeait son feuilleté. Mrs Payne dit enfin:

 

" Ainsi, vous êtes le seul. "

 

Tommy avala une bouchée.

 

"Qu'est-ce que cela veut dire, le seul?

 

- Mais, mon cher garçon, cela veut dire exactement

ce que cela dit. Vous êtes le seul.

 

- Le seul.

 

- Oui, le seul.

 

- Le mot a quelque chose d'inquiétant.

 

- D'inquiétant? s'étonna-t-elle, déconcertée.

 

- Oui, il fait penser à ce que pourrait dire une tribu

d'adorateurs de volcan des mers du Sud en s'apprêtant à jeter la victime expiatoire dans le cratère en

fusion.

 

- Oh ! vous êtes vraiment unique, dit Mrs Payne qui

riait avec un plaisir évident. Vous avez un sens de

l'humour tout à fait semblable à celui de Ned.

 

- Mais je suis sérieux.

 

- Justement, c'est ce qui rend la chose encore plus

amusante.

 

- Expliquez-moi ce que signifie le seul, insista-t-il.

 

- Voyez-vous, Delivrance voulait simplement dire

par là que vous étiez le seul pour elle. Le seul avec qui

elle voudrait passer le reste de sa vie. "

 

Tommy sentit son visage s'empourprer plus vite que

ne monte le mercure dans la colonne d'un thermomètre

exposé au soleil d'août.

 

Manifestement Julia Rosalyn Winona Lilith s'en

aperçut car elle soupira:

 

" Ciel, vous êtes le jeune homme le plus délicieux qui

soit, Tommy. "

 

Scootie manifesta son accord par un bruit de soufflerie.

 

Encore plus écarlate si possible, Tommy chercha

éperdument à changer de sujet.

 

" Ainsi vous n'avez pas dormi depuis Mud Lake,

dit-il.

 

- C'est exact. Mud Lake est juste en dessous de

Tonopah.

 

- Vingt-sept ans sans dormir.

 

- Presque vingt-huit. Depuis la nuit où ma Delivrance fut conçue.

 

- Vous devez être fatiguée.

 

- Pas du tout. Dormir n'est plus une nécessité pour

moi, mais un choix. J'ai choisi de ne pas le faire parce

que cela m'ennuie, c'est tout.

 

- Que s'est-il passé à Mud Lake?

 

- Del ne vous l'a pas raconté?

 

- Non.

 

- Dans ce cas ce n'est sûrement pas à moi de vous le

dire. Je lui en laisse le soin, au moment où elle le jugera

bon. "

 

Mummingford entra avec le téléphone portable

demandé par Del. Il le posa sur la table et se retira sans

autre commentaire. Il est vrai qu'il avait à s'occuper

d'une Ferrari volée.

 

Tommy regarda sa montre.

 

" Personnellement, mon cher Tommy, je pense que

vos chances de vivre jusqu'à l'aurore sont de cent pour

cent.

 

- Si je n'y parviens pas, Rosalyn, je viendrai vous

rendre visite pendant l'émission de David Letterman.

 

- Oh ! oui, j'adorerais ça ! " s'écria-t-elle en battant

des mains de plaisir.

 

Le grand orchestre de Glenn Miller jouait American

Patrol.

 

Tommy but la dernière gorgée de son café après avoir

mangé les dernières miettes de gâteau.

 

" Est-ce le genre de musique que vous préférez ?

questionna-t-il.

 

- Oh ! oui. C'est celle qui pourrait racheter notre planète... à condition que la musique le puisse.

 

- Pourtant, vous êtes une enfant d'après-guerre.

 

- Oui, et du rock and roll. J'adore le rock and roll.

Mais la musique que nous écoutons là est un appel à la

galaxie.

 

- Un appel à la galaxie..., marmonna-t-il, perplexe.

 

- Oui, plus qu'aucune autre musique.

 

- Comme vous ressemblez à votre fille!... "

 

Radieuse, elle déclara:

 

" Je vous aime moi aussi, Tommy.

 

- Heu... Vous collectionnez donc les anciennes émissions de radio?

 

- Collectionnez ? "

 

Il indiqua le poste sur la table basse.

 

" C'est un lecteur de cassettes, ou est-ce qu'ils ont

sorti ces pièces de collection sur disque compact?

 

- Non, mon cher ami, nous sommes en train d'écouter l'émission originale en direct.

 

- Enregistrée en direct.

 

- En direct tout court.

 

- Mais enfin, Glenn Miller est mort pendant la

Seconde Guerre mondiale.

 

- Oui, en 1945. Je suis surprise qu'une personne de

votre âge se souvienne de lui et sache la date de sa

mort.

 

- C'est que le swing est si américain, dit Tommy.

J'aime tout ce qui est américain, passionnément.

 

- C'est la raison de votre profonde attirance pour

Del, ditelle joyeusement. Del est tellement américaine,

tellement ouverte aux possibilités.

 

- Pour revenir à Glenn Miller, si vous le permettez, il

est mort il y a plus de cinquante ans.

 

- Quelle tristesse ! dit Mrs Payne en caressant Scootie.

 

- Alors quelque chose m'échappe. "

 

Mrs Payne leva les sourcils.

 

" Oh ! je comprends votre trouble, mon pauvre garçon.

 

- Très partiellement, je le crains.

 

- Je vous demande pardon, très cher?

 

- A ce stade, nul être vivant n'est capable d'appréhender l'immense étendue de mon trouble, je vous

l'assure.

 

- C'est vraiment à ce point ? Alors je me demande si

vous n'avez pas un régime alimentaire mal adapté.

Peut-être manquez-vous d'un complexe en vitamine B.

 

- Vous croyez?

 

- Si on lui adjoint de la vitamine E, un bon supplément de vitamine B peut clarifier le processus mental.

 

- Je pensais que vous alliez me conseiller de manger

du tofu.

 

- Excellent pour la prostate.

 

- Vous disiez donc, a propos de Glenn Miller...

 

- Ah ! oui. Que je puisse au moins éclaircir quelque

chose de ce qui vous trouble tant. Nous écoutons cette

émission en direct parce que ma radio peut capter des

ondes d'ordre transtemporel.

 

- Transtemporel.

 

- Par-delà le temps, si vous voulez. Tout à l'heure

j'écoutais Jack Benny en direct. Il était extrêmement

amusant. Il n'a plus son pareil aujourd'hui.

 

- Et qui vend des radios à retransmission transtemporelle, Winona? Pioneer?

 

- Vous croyez ? Non, je ne le pense pas. Pour ce qui

est de ma petite radio personnelle, je laisserai Delivrance vous expliquer comment je me la suis procurée.

Cela a un rapport avec Mud Lake, vous comprenez.

 

- Une radio transtemporelle..., rêva Tommy. Je

pense que je préfère croire à Big Foot.

 

- Non, vous ne pouvez pas accepter une chose

pareille ! s'offusqua Mrs Payne.

 

- Pourquoi pas? Je crois bien aux poupées diaboliques et aux démons, maintenant!

 

- C'est très différent. Eux sont bien réels. "

 

Tommy consulta sa montre avec un soupir.

 

" Il pleut toujours. "

 

Tête penchée, elle écouta le bruit assourdi de la pluie

sur le toit bien isolé de la maison. Scootie pencha aussi

la tête, du même côté.

 

" Il pleut en effet, ditelle au bout d'un instant. Que

c'est paisible, le bruit de la pluie !.

 

- Vous disiez à Del qu'elle s'arrêterait dans quatre

minutes. Vous avez été très précise là-dessus.

 

- C'est exact.

 

- Mais il pleut toujours.

 

- C'est que les quatre minutes ne sont pas encore

passées. "

 

Tommy tapota sa montre.

 

" Votre montre n'est pas à l'heure, très cher, ditelle.

Elle a été fort maltraitée cette nuit. "

 

Tommy porta la montre à son oreille et dit:

 

" Tic-tac.

 

- Encore dix secondes ", précisa-t-elle.

 

Il compta dix secondes, puis la regarda avec un demisourire malicieux. La pluie tombait toujours.

 

Au bout de quinze secondes, elle cessa brusquement.

 

Le sourire de Tommy se figea, celui de Mrs. Payne

réapparut.

 

" Vous vous êtes trompée de cinq secondes, dit-il.

 

- Je ne prétends pas être Dieu en personne, mon

cher.

 

- Que prétendez-vous être, Lilith? "

 

Elle réfléchit un instant avant de répondre:

 

" Rien qu'une ancienne ballerine qui a fait beaucoup

d'expériences étranges, et extraordinairement enrichissantes. "

 

Tommy se réadossa à son fauteuil.

 

"Je ne douterai plus jamais d'une Payne.

 

- C'est une sage décision, très cher.

 

- Qu'est-ce qui est une sage décision ? demanda Del

qui revenait.

 

- Tommy a annoncé qu'il ne douterait jamais d'une

Payne.

 

- Ce n'est pas seulement sage, estima Del, c'est la

condition préalable à la survie.

 

- Mais je ne cesse de penser à la mante religieuse,

dit-il.

 

- Pourquoi donc?

 

- Après l'accouplement, la femelle arrache d'un coup

de dents la tête de son partenaire avant de le dévorer

tout cru.

 

- Je pense que vous découvrirez que les dames Payne

ont plutôt l'habitude de prendre une tasse de thé avec

un scone. (?)

 

Désignant le téléphone sur la table, Del demanda:

 

" Est-ce que tu as appelé, Tommy?

 

- Appelé?

 

- Ton frère. "

 

Il avait complètement oublié Gi.

 

Del lui tendit l'appareil. Il composa le numéro du

Fournil saigonnais du Nouveau Monde.

 

Mrs Payne coupa la radio transtemporelle au beau

milieu du morceau Little Brown Jug, qu'interprétait le

grand orchestre de Glenn Miller.

 

Gi décrocha à la deuxième sonnerie, et précisa dès

qu'il reconnut la voix de Tommy:

 

" J'attendais ton appel depuis une heure.

 

- J'ai été retardé par un naufrage de yacht.

 

- Par quoi?

 

- As-tu traduit le billet? "

 

Gi Minh hésita avant de dire:

 

" Es-tu encore avec cette blonde?

 

- Oui.

 

- J'aurais préféré que non. "

 

Tommy regarda Del et sourit.

 

" En tout cas je t'appelle, Gi.

 

- Cette blonde est un mauvais numéro, Tommy.

 

- De cirque ou de revue de bandes dessinées? "

 

Silence dérouté de Gi au bout de la ligne. Le silence

de la confusion, que Tommy ne connaissait que trop

bien.

 

" Es-tu parvenu à traduire le billet? répéta-t-il.

 

- Il n'a pas séché de la façon que j'espérais. Je n'ai pu

en traduire que des fragments... mais ce que j'en ai

compris m'a fait drôlement peur. Ce n'est pas un gang

vietnamien qui t'en veut, Tommy.

 

- C'est qui, alors?

 

- Je ne sais pas exactement. Écoute, ce qu'il faut que

tu fasses, c'est aller voir maman tout de suite.

 

Saisi, Tommy se leva de son fauteuil, les mains soudain moites de culpabilité familiale.

 

" Maman ? !

 

- Plus je travaillais sur ce message, plus je le trouvais

angoissant, et...

 

- Maman?

 

- ... et j'ai fini par l'appeler pour avoir son avis.

 

- Tu as réveillé maman?

 

- Je lui ai parlé du billet, dans la mesure où j'en saisissais quelque chose, et elle a été épouvantée elle

aussi. "

 

Tommy marchait de long en large, nerveusement, en

lançant des coups d'oeil en coin vers Del et sa mère.

 

" Je ne voulais surtout pas que maman le sache, Gi.

 

- Elle comprend l'ancien monde Tommy. Cette histoire relève plus de l'ancien monde que de celui-ci.

 

- Elle va dire que j'avais bu du whisky comme...

 

- Elle t'attend, Tommy.

 

- ... comme mon cinglé de détective. (Il eut soudain

la bouche sèche.) Tu dis qu'elle m'attend?

 

- Tu n'as pas beaucoup de temps, Tommy. Tu

devrais y aller le plus vite possible, crois-moi. Le plus

vite possible. Mais n'emmène pas la blonde.

 

- Je ne peux pas faire autrement.

 

- C'est un mauvais numéro, Tommy. "

 

Tommy jeta un coup d'oeil à Del. Elle n'avait vraiment rien d'un mauvais numéro, avec ses cheveux bien

peignés, et ce sourire si doux... Elle lui fit un petit signe

d'encouragement .

 

" Un mauvais numéro, répéta Gi.

 

- Nous avons déjà épuisé le sujet, Gi. "

 

Gi soupira.

 

" Au moins, accorde un peu de répit à maman. Elle a

vécu une journée très éprouvante.

 

- A cet égard j'ai été plutôt gâté, moi aussi.

 

- Maï s'est fait enlever. "

 

Maï était leur jeune soeur.

 

"Enlever? s'écria Tommy, abasourdi. Enlever par

qui ?

 

- Par un magicien.

 

- Quel magicien ? "

 

Gi soupira.

 

" Aucun de nous ne savait qu'elle sortait avec un

magicien.

 

- Moi aussi, c'est bien la première fois que j'entends

dire qu'elle sortait avec un magicien ", s'empressa de

préciser Tommy, désireux qu'on l'accuse d'être

complice du stupéfiant acte d'indépendance de sa soeur.

 

De son fauteuil, l'ancienne ballerine qui n'avait pas

dormi depuis Mud Lake murmura:

 

" Un magicien, comme c'est romantique ! "

 

Gi dit:

 

" Il s'appelle Roland Ironwright.

 

- Ça ne fait pas très vietnamien.

 

- Il ne l'est pas.

 

- Oh, mon Dieu ! " gémit Tommy qui imaginait très

bien dans quelles dispositions se trouverait sa mère

lorsqu'il arriverait chez elle avec Del Payne.

 

Gi dit:

 

" Il donne beaucoup de représentations à Las Vegas.

Ils ont sauté dans un avion et ils se sont mariés là-bas.

Maman ne l'a appris qu'hier soir. Elle ne m'en a parlé

que tout à l'heure, au moment où je l'ai appelée pour

toi. Ce serait bien que tu lui accordes un répit. "

 

Tommy fut submergé par le remords.

 

" Oh, mon Dieu ! J'aurais dû y aller dîner. Manger le

com tay cam.

 

- Vas-y maintenant, Tommy. Elle pourra t'aider,

elle. Elle a dit vite, vite.

 

- Je t'aime, Gi.

 

- Heu... oui, bien sûr... Je t'aime, Tommy.

 

- J'aime Ton et Maï et papa et maman, c'est vrai, tu

sais, je vous aime tous tellement... mais j'ai absolument

besoin d'être libre.

 

- Je sais, petit frère, je sais. Écoute, je vais appeler

maman pour lui dire que tu es en route. Maintenant va

vite, tu n'as presque plus de temps ! "

 

Quand Tommy raccrocha, il vit la mère de Del écraser discrètement quelques larmes au coin de ses yeux.

 

" Vous m'avez beaucoup émue, mon cher garçon, ditelle, la voix frémissante. Je n'ai rien entendu de plus

touchant depuis les funérailles de Ned, quand Frank

Sinatra a prononcé son panégyrique. "

 

Del vint se placer derrière le fauteuil de sa mère, et

posa tendrement la main sur son épaule.

 

" Frank a été si éloquent, vous savez, dit Mrs Payne.

N'est-ce pas qu'il a été éloquent, Del?

 

- Il avait de la classe, comme toujours, acquiesça

Del.

 

- Jusqu'à mes gardiens qui étaient émus aux larmes.

J'ai dû assister aux obsèques entre ces deux grands gaillards de policiers, naturellement, parce que j'étais en

état d'arrestation pour meurtre.

 

- Je comprends, dit Tommy.

 

- Je ne leur en ai pas tenu rigueur. J'avais abattu Ned

d'une balle dans le coeur, ils le savaient, et ne pouvaient

considérer cet acte autrement que comme un meurtre.

Ils étaient aveugles à la vérité. Mais tout s'est bien terminé finalement. Donc ces deux bons policiers étaient

tout remués par les belles choses qu'avait dites Frank à

propos de Ned, et quand il a entonné It Was a Very Good

'Year, ils n'ont pas pu se retenir de sangloter comme des

enfants. Nous avons partagé mon paquet de Kleenex. "

 

A court de mots réconfortants, Tommy ne sut que

murmurer:

 

" Quelle tragédie de mourir si jeune !...

 

- Oh ! Ned n'était pas si jeune. Il avait soixante-trois

ans quand je l'ai abattu. "

 

Décidément, cette famille si excentrique avait le don

de fasciner Tommy. Il en oublia que l'horloge de son

destin avançait rapidement vers l'heure fatidique pour

se livrer à un petit calcul mental.

 

" S'il est mort il y a dix-huit ans alors que Del avait

dix ans... vous deviez avoir trente-deux ans à l'époque.

Et il avait soixante-trois ans?"

 

Julia Rosalyn Winona Lilith poussa un peu Scootie

pour qu'il descende du fauteuil, puis elle se leva.

 

" J'avais vingt ans quand nous nous sommes rencontrés, il en avait plus de cinquante. Mais dès le premier instant où j'ai vu Ned, j'ai su qu'il était le seul. Je

n'étais pas la jeune fille type, vous savez. J'avais un

appétit féroce de connaissance, d'expérience. J'avais

envie de dévorer la vie. Il me fallait un homme plus âgé

que moi qui avait couru le monde et en avait tout vu, et

qui me l'enseignerait. Ned était rayonnant. Accompagnés d'Elvis qui chantait Blue Hawaï... Le pauvre Elvis

avait un méchant rhume, mais il est quand même venu

chanter, nous nous sommes mariés dans une chapelle

de Las Vegas dix-neuf heures après notre rencontre, et

nous ne l'avons jamais regretté une seule seconde. Pour

notre lune de miel, nous nous sommes fait parachuter

au coeur de la jungle de Campeche, sur la presqu'île du

Yucatan, avec pour tout bagage deux couteaux aiguisés,

un rouleau de corde, une carte, un compas et une bouteille de bon vin. Nous n'avons mis que quinze jours

pour revenir à la civilisation, en pleine forme et plus

amoureux que jamais.

 

- Tu avais parfaitement raison, dit Tommy à Del, ta

mère est inénarrable. "

 

Winona, qui ressemblait si peu à la mère de Tommy

dans son ao dais, décerna à sa fille un sourire radieux.

 

" Delivrance, tu as réellement dit cela de moi, chérie ? "

 

Les deux femmes s'étreignirent.

 

Tommy serra dans ses bras la mère de Del en disant:

 

" J'espère qu'une autre nuit vous m'inviterez à regarder l'émission de David Letterman.

 

- Avec plaisir, mon cher enfant. J'espère que vous

vivrez assez longtemps pour avoir l'occasion de la regarder.

 

- Et maintenant, dit Del à Tommy, à mon tour de

faire la connaissance de ta mère à toi. "

 

Mrs Payne les accompagna jusqu'à la grande porte.

 

La Jaguar attendait dehors dans la nuit de novembre,

où il ne pleuvait plus désormais.

 

Tommy ouvrit la portière du passager et fit basculer

le siège vers l'avant. Scootie monta d'un bond à

l'arrière.

 

Comme Del contournait la voiture pour prendre le

volant, sa mère l'interpella depuis le seuil: " Quand tu

lui arracheras la tête d'un coup de dent et le mangeras

tout cru, tâche que ce soit rapide et indolore. C'est un si

gentil garçon. "

 

Par-dessus le toit de la voiture, Tommy chercha

anxieusement le regard de Del.

 

" Tout sera fini avant même que tu aies compris ce

qui se passait, je te le promets ", lui dit Del.

 

La mère de Tommy les attendait dans l'allée, devant

la maison de Huntington Beach. Bien que les nuages

aient déjà régressé dans le ciel nocturne, elle portait des

bottillons de caoutchouc, un pantalon noir, un imperméable et une capuche en plastique. Le don de prédire

le temps était moins développé chez elle que chez

Mrs Payne.

 

Del resta au volant tandis qu'elle laissait tourner le

moteur.

 

Tommy sortit de la Jaguar.

 

" Maman, je ne...

 

- Monte derrière, coupa-t-elle. Je monte devant avec

terrible femme. "

 

Décontenancé, Tommy eut un instant d'hésitation.

 

" Allez, allez, sot garçon, pas une heure jusque

l'aurore. "

 

Tommy se faufila sur le siège arrière avec Scootie.

Quand sa mère fut assise devant et eut refermé la portière, il se pencha pour lui dire:

 

" Maman, j'aimerais te présenter Delivrance Payne.

Del, je te...

 

- Je vous aime pas, dit sa mère à Del après lui avoir

jeté un regard mauvais.

 

- C'est vrai? répliqua Del avec un grand sourire.

Moi, je vous aime déjà beaucoup.

 

- Allons, dit la mère de Tommy.

 

- Où ? demanda Del en faisant marche arrière dans

la rue.

 

- A gauche. Vous conduisez, je vous dis quand tourner. Gi dit vous sauvez la vie de Tommy.

 

- Elle m'a sauvé la vie plus d'une fois, intervint

Tommy. Elle a...

 

- Ne crois pas je vous aime parce que vous sauvez la

vie de mon fils, dit à Del la mère de Tommy.

 

- Mais tout à l'heure, j'ai failli le tuer d'un coup de

pistolet.

 

- C'est vrai?

 

- Tout ce qu'il y a de plus vrai.

 

- Bon, alors peut-être je vous aime un peu ", grommela la mère de Tommy.

 

Del lança à Tommy un regard rapide et lui glissa:

 

" Elle est inénarrable.

 

- Gi dit vous parfaite étrangère pour Tommy.

 

- Je lui ai servi à dîner il y a dix heures environ, et

j'ai réellement fait sa connaissance il y a moins de six

heures, confirma Del.

 

- Servi à dîner?

 

- Je suis serveuse.

 

- Il mange cheeseburgers?

 

- Oui, deux.

 

- Sot garçon. Pas rendez-vous?

 

- Avec Tommy? Non, je ne suis pas sortie avec lui.

 

- Bon. Tournez à droite.

 

- Où allons-nous? demanda Tommy.

 

- Coiffeur.

 

- Chez le coiffeur? Pourquoi?

 

- Tu attends et tu vois, répondit sa mère. (Puis,

s'adressant à Del :) Il est méchant, il brise votre coeur.

 

- Maman ! s'écria Tommy, mortifié.

 

- Il ne peut pas me briser le coeur si je ne sors pas

avec lui, répliqua Del.

 

- Vous intelligente. "

 

Scootie passa sa tête massive entre les deux sièges et

flaira avec méfiance la nouvelle passagère. Celle-ci se

retourna pour lui faire face.

 

Scootie essaya un sourire, langue pendante.

 

" J'aime pas chiens, ditelle. Animaux sales, lèchent

toujours. Tu lèches, je coupe ta langue. "

 

Scootie ne se découragea pas pour autant. Il approcha lentement la tête, sans doute prêt à donner un coup

de langue.

 

Nez à nez avec le labrador, la mère de Tommy montra les dents avec un grondement de gorge. Saisi, Scootie tressaillit et recula vivement, les oreilles aplaties sur

le crâne, non sans montrer les dents ni grogner à son

tour.

 

Et la mère de Tommy de découvrir plus férocement

les dents en produisant un grondement plus impressionnant que celui du chien.

 

Scootie battit incontinent en retraite pour aller se

nicher en pleurnichant le plus loin possible.

 

" A gauche prochaine rue. "

 

Dans l'espoir de rentrer en grâce, Tommy risqua:

 

" Maman, je suis absolument désolé de ce que j'ai

appris pour Maï. Qu'est-ce qui lui a pris de s'enfuir avec

un magicien?

 

- Frere mauvais exemple, répondit sa mère en le foudroyant du regard dans le rétroviseur. Mauvais exemple

pour jeune fille, mauvais exemple détruit avenir de la

famille.

 

- De quel frère peut-il bien s'agir? s'enquit malicieusement Del.

 

- Ce n'est pas juste de dire cela, maman, protesta

Tommy.

 

- C'est vrai, renchérit Del, Tommy ne s'est jamais

enfui avec un magicien. Enfin... tu ne l'as jamais fait,

n'est-ce pas, monsieur tofu?

 

- Mariage déjà arrangé, bon avenir, bon garçon vietnamien, sans épouse maintenant.

 

- Un mariage arrangé? s'étonna Del.

 

- Jeune Nguyen, très gentil garçon.

 

- Chip Nguyen ? " demanda Del.

 

La mère de Tommy eut un sifflement dégoûté.

 

" Pas détective idiot qui court après blondes et tue

tout le monde.

 

- Nguyen est l'équivalent vietnamien de Smith, expliqua Tommy à Del.

 

- Alors pourquoi n'as-tu pas appelé ton détective

Chip Smith?

 

- J'aurais probablement mieux fait.

 

- Je vais te dire pourquoi. C'est que tu es fier de ton

héritage.

 

- Il pisse sur héritage, dit la mère de Tommy.

 

- Maman ! " s'écria Tommy, si choqué qu'il en eut le

souffle coupé.

 

C'était la première fois qu'il entendait sa mère proférer une grossièreté. Sans doute était-ce le signe d'une

colère qui dépassait tout ce qu'elle avait pu exprimer

jusque-là.

 

A la vérité, Mrs Phan, dit Del, vous vous trompez

au sujet de Tommy. Sa famille a énormément d'importance à ses yeux. Si vous lui laissiez l'occasion de...

 

- J'ai dit je vous aime pas?

 

- Oui, je crois que vous y avez fait allusion.

 

- Plus vous parle, moins j'aime.

 

- Maman, c'est la première fois que je te vois impolie

avec quelqu'un, quelqu'un qui n'est pas de la famille.

 

- Tais-toi. A gauche, jeune fille. "

 

Del s'exécuta. La mère de Tommy poussa un gros

soupir.

 

" Garçon pour Maï pas idiot Chip Nguyen. C'est

Nguyen Huu Van, famille affaire beignets, parfait pour

Maï. Beaucoup petits-enfants jolis comme Maï. Et

maintenant étranges enfants magiciens.

 

- Ne le sont-ils pas tous? dit Del.

 

- Comment ?

 

- D'étranges enfants magiciens. S'il y a trois mots qui

résument ce que devrait être la vie, ce sont ceux-là. La vie

ne doit pas être trop prévisible, mais pleine de mystère et

de hasards. Ouverte à d'autres voies, d'autres espoirs,

d'autres rêves, d'autres êtres. Toujours dans le respect

des anciennes façons de faire, toujours construite sur la

tradition, mais toujours nouvelle. C'est la nouveauté qui

rend la vie intéressante.

 

- Plus vous parle, moins j'aime.

 

- Vous l'avez déjà dit.

 

- Mais vous écoute pas.

 

- C'est un de mes défauts, dit Del.

 

- Écouter pas.

 

- Non, toujours parler. J'écoute mais je ne sais pas

me taire. "

 

Conscient qu'il ne devait pas entrer dans cette joute,

Tommy se replia au fond de son siège, dans le coin

opposé à celui de Scootie.

 

" Peux pas écouter et parler aussi, dit sa mère à Del.

- N'importe quoi.

 

- Vous êtes mauvais numéro.

 

- Je suis comme le temps.

 

- Que veut dire?

 

- Ni bon ni mauvais. Il est là, c'est tout.

 

- Cyclone est là aussi. Mais mauvais.

 

- J'aime mieux être le temps que la géologie.

 

- Que veut dire?

 

- Un ouragan qu'une montagne rocheuse.

 

- Ouragan va et vient. Montagne est toujours là.

 

- La montagne n'est pas toujours là.

 

- Montagne est toujours là, s'obstina Mrs Phan.

 

- Pas toujours.

 

- Où va montagne? "

 

Del répondit avec un singulier élan:

 

" Un jour le soleil explosera pour devenir une nova,

et la Terre sautera.

 

- Vous complètement folle.

 

- Attendez un milliard d'années et vous verrez. "

Tommy et Scootie se regardèrent dans les yeux. Un

instant auparavant encore, Tommy n'aurait jamais cru

pouvoir éprouver un tel sentiment de parenté avec le

labrador.

 

" Et quand la montagne explosera, poursuivait Del,

on verra des ouragans de feu. La montagne ne sera plus

là, mais l'ouragan tourbillonnera encore.

 

- Vous même personne sale magicien.

 

- Merci. C'est le jeu du rocher et des ciseaux, Mrs

Phan. L'ouragan bat le rocher parce qu'il est la passion.

 

- L'ouragan seulement air chaud.

 

- Froid. C'est de l'air froid.

 

- Seulement de l'air. "

 

Del jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur et

annonça:

 

" Dites, nous sommes suivis. "

 

Ils se trouvaient dans une rue résidentielle bordée de

ficus, aux maisons modestes mais soignées.

 

Tommy se redressa pour scruter la lunette arrière

arrondie en forme de goutte d'eau, de la voiture de

sport. Derrière eux roulait un énorme poids lourd, un

semi-remorque Peterbilt, à moins de dix mètres.

 

" Qu'est-ce qu'il fait dans un quartier résidentiel à

cette heure-ci? demanda Tommy.

 

- Il vient te tuer ", répondit Del en appuyant sur

l'accélérateur.

 

Le monstrueux camion accéléra aussi. La lumière

jaune des lampadaires révéla derrière le pare-brise la

silhouette massive du conducteur, sa face pâle et ronde

largement fendue d'un rictus, mais ne permit pas de distinguer la couleur de ses yeux. C'était le faux Samaritain.

 

" Mais ce... ce n'est pas possible..., balbutia Tommy.

 

- Eh si, dit Del. Misère, j'aimerais bien que maman

soit là.

 

- Vous avez mère? demanda la mère de Tommy.

 

- A vrai dire, répliqua Del, je suis sortie de l'oeuf

d'un insecte. A l'état de larve, bien sûr. Vous ne vous

trompez pas, MrsPhan, je n'ai pas de mère.

 

- Vous langue pointue.

 

- Merci.

 

- Elle langue pointue, fit-elle savoir à son fils.

 

- Je sais ", dit Tommy qui se recroquevilla sur luimême dans l'attente de l'impact.

 

Le poids lourd s'élança soudain en faisant hurler son

moteur et vint percuter leur pare-chocs arrière.

 

La Jaguar vibra et se mit à zigzaguer sur la route. Del

luttait pour maîtriser le volant qui tirait violemment de

droite à gauche. Elle réussit à redresser la direction.

 

" Tu peux le semer, dit Tommy. C'est un camion, bon

sang, et tu as une Jaguar.

 

- Oui, mais il a sur moi l'avantage d'être une entité

surnaturelle. Les règles ordinaires de la route ne

s'appliquent pas dans ce cas-là.

 

Le Peterbilt leur enfonça une deuxième fois l'arrière.

Il arracha le pare-chocs de la Jaguar qui rebondit sur la

chaussée dans un bruit de ferraille, et alla s'arrêter dans

la cour d'un petit pavillon ouvrier.

 

" Prochaine rue, à droite ", dit la mère de Tommy.

 

Del accéléra de façon à mettre de la distance entre

eux et le camion. Elle attendit la dernière fraction de

seconde pour tourner; elle prit le virage dans un dérapage par l'arrière, et la voiture commença à virer sur

place, au grand dommage de ses pneus qui crissaient et

fumaient.

 

Scootie fut éjecté de son siège et roula sur le plancher

avec un jappement suraigu qui aurait mieux convenu à

un chien faisant le quart de sa taille.

 

Ils allaient faire un tonneau, se dit Tommy. Il le sentait. Il avait l'expérience du tonneau à présent, il savait

comment le véhicule allait pencher jusqu'au point

ultime où il commencerait à rouler. Il connaissait cette

sensation et il la retrouvait en cet instant.

 

Mais avec Del aux commandes, la Jaguar colla vaillamment à la route, et s'arrêta en tressautant alors

qu'elle avait décrit un tour complet à trois cent soixante

degrés.

 

Pas fou, et peu disposé à être brutalement délogé du

siège encore une fois, Scootie resta plaqué au sol

jusqu'à ce que Del ait enfoncé la pédale de l'accélérateur. C'est seulement après que la voiture fut repartie

comme une flèche qu'il reprit sa place près de Tommy.

 

Par la vitre arrière, Tommy vit le semi-remorque freiner agressivement sur la voie qu'ils venaient de quitter.

Si douée pour la conduite que soit une entité surnaturelle - en enfer, avaient-ils des routes où s'entraînaient les démons partant en mission vers Los Angeles ?

-, elle ne pouvait prendre aussi rapidement un virage si

abrupt avec un tel camion. Les lois élémentaires de la

physique le lui interdisaient. Le faux Samaritain ne

cherchait qu'à arrêter son véhicule.

 

Freins bloqués, le poids lourd dépassa l'intersection

et disparut dans la rue suivante. Tommy souhaita de

tout coeur qu'il se mette en travers de la chaussée.

 

Sur le siège avant, alors que Del accélérait encore, la

mère de Tommy dit:

 

" Jeune fille, vous conduire comme détectives cinglés

dans livres.

 

- Merci ", dit Del.

 

Mrs Phan sortit quelque chose de son sac. Tommy ne

distinguait pas ce qu'elle avait en main, mais il entendit

une série de sons électroniques.

 

" Qu'est-ce que tu fais, maman ? Qu'est-ce que tu as

là?

 

- Téléphone cellulaire, ditelle avec entrain.

 

- Tu as un téléphone cellulaire? dit-il, abasourdi.

 

- Pourquoi pas.

 

- Je croyais que les téléphones cellulaires, c'était

pour les gros bonnets?

 

- Plus maintenant. Tout le monde a un.

 

- Ah bon ? Je croyais que c'était trop dangereux de

se servir d'un téléphone en conduisant?

 

- Je conduis pas, je me promène, expliqua-t-elle.

 

- C'est incroyable, Tommy, intervint Del, on croirait

que tu vis au Moyen Age. "

 

Il jeta un regard derrière eux. Le Peterbilt émergeait

en marche arrière de la rue qu'ils avaient quittée. Il ne

s'était pas mis en travers.

 

On dut répondre à l'appel de maman Phan; elle se

nomma et se mit à parler en vietnamien.

 

A un peu plus d'une rue derrière, le Peterbilt manoeuvrait au croisement.

 

Tommy consulta sa montre.

 

"C'est à quelle heure, l'aurore?

 

- Je ne sais pas, répondit Del. Dans une demi-heure,

quarante minutes peut-être?

 

- Ta mère le dirait à la minute près, et même à la

seconde.

 

- C'est fort probable ", admit Del.

 

Si Tommy ne comprenait qu'un mot par-ci par-là de

ce que disait sa mère, il comprenait parfaitement qu'elle

était furieuse contre la personne qu'elle avait au bout

de la ligne. Son ton irrité le faisait tressaillir, content

tout de même que sa colère ne s'adresse pas à lui.

 

Le Peterbilt gagnait du terrain. Il n'était plus qu'à un

pâté de maisons.

 

"Del? appela-t-il anxieusement.

 

- Je le vois ", ditelle, et elle accéléra encore, bien

que conduisant déjà beaucoup trop vite, au mépris des

règles de sécurité dans ce quartier urbain.

 

La mère de Tommy coupa la communication après

une dernière bordée d'insultes en vietnamien.

 

" Stupide femme, ditelle.

 

- Changez de disque, lui conseilla Del.

 

- Non, pas vous. Vous mauvais numéro, méchante,

dangereuse, mais pas stupide.

 

- Merci.

 

- Je veux dire Quy. Femme stupide.

 

- De qui parles-tu? demanda Tommy.

 

- Mrs Quy Tran Daï.

 

- Qui est Quy Trang Daï?

 

- Femme stupide.

 

- En dehors d'être une femme stupide, qui est-elle ?

 

- Coiffeur.

 

- Je n'ai toujours pas compris pourquoi nous allons

chez le coiffeur.

 

- Ta coupe a besoin d'être rafraîchie ", lui expliqua

Del.

 

Le moteur de la Jaguar faisait un tel vacarme que

maman Phan dut élever la voix.

 

" Quy pas seulement coiffeur. Amie aussi. Nous

jouons mahjong avec elle et autres dames chaque

semaine, et quelquefois bridge.

 

- Nous allons prendre un petit déjeuner en faisant

une bonne partie de mahjong, expliqua Del à Tommy.

 

- Quy mon âge mais différente.

 

- Différente en quoi? demanda Tommy.

 

- Quy si vieux genre, elle pense toujours coutumes

Viêt-nam adapte pas nouveau monde, elle veut rien

changer jamais.

 

- Oh ! oui, je comprends, dit Tommy. Elle est radicalement différente de toi, maman. "

 

Il se retourna, angoissé. Le camion se rapprochait

encore.

 

" Quy, dit maman Phan, vient pas Saigon comme

nous, elle vient campagne, village perdu sur rivière Xan

près frontière Laos et Cambodge. Là-bas c'est jungle

partout sur rivière Xan. Étranges personnes là-bas,

étrange savoir.

 

- Un peu comme à Pittsburgh, dit Del.

 

- Quel étrange savoir? demanda Tommy.

 

- Magie. Mais pas magie comme stupide Roland

Ironwright tire lapins son chapeau et Maï croit intelligent.

 

- La magie..., répéta Tommy, effaré.

 

- Magie comme faire potion pour avoir coeur jeune

fille ou charme pour réussir affaires. Mais aussi pire.

 

- Comment ça, pire?

 

- Parler avec morts, dit maman Phan d'un ton

lugubre, apprendre secrets pays des morts, obliger

morts travailler comme esclaves. "

 

Le semi-remorque n'était plus qu'à vingt mètres. On

entendait maintenant le bruit de son moteur, plus tonitruant que celui de la Jaguar.

 

Del continuait à pousser la voiture en prenant des

risques considérables, mais elle perdait du terrain.

 

La mère de Tommy dit:

 

" Magie rivière Xan fait venir esprits enfers, jette

malédiction sur ennemis sorciers.

 

- De toute évidence, cette rivière Xan est un secteur

de la planète sous influence de pouvoirs extraterrestres

maléfiques, déclara Del.

 

- Quy Trang Daï connaît magie rivière Xan, dit

maman Phan. Comment lever mort du tombeau et faire

tuer qui elle dit. Comment faire potion avec gonades

grenouilles pour coeur et foie ennemi devenir boue.

Comment jeter malédiction sur femme dort avec mari

autre femme, et elle accouche bébé avec tête bébé,

corps chien et mains homard.

 

- Et tu joues au mahjong avec cette femme-là?

demanda Tommy, scandalisé.

 

- Quelquefois bridge.

 

- Comment peux-tu fréquenter un monstre pareil?

 

- Toi respectueux, garçon. Quy beaucoup plus âgée

que toi, mérite respect. Elle pas monstre. Elle fait chose

stupide avec poupée de chiffon, mais elle dame gentille.

 

- Mais en ce moment même, elle essaie de me tuer!

 

- Elle essaie pas.

 

- Mais si, maman, elle essaie de me tuer!

 

- Ne crie pas comme détective fou cinglé ivre.

 

- Elle essaie de me tuer!

 

- Elle essaie seulement te faire peur et peut-être tu

deviens plus respectueux coutumes vietnamiennes. "

 

Derrière eux, le Samaritain actionna l'avertisseur du

Peterbilt: trois coups de klaxon prolongés, jubilatoires,

pour annoncer qu'il allait procéder à la mise à mort.

 

" Maman, cette créature a déjà assassiné trois innocents cette nuit, et elle ne va pas hésiter à me tuer aussi

si elle le peut, sois-en sûre ! "

 

La mère de Tommy exhala un soupir navré.

 

" Quy Trang Daï fait pas toujours aussi bonne magie

elle croit.

 

- Quoi?

 

- Peut-être manque ingrédients pour poupée de

chiffon, peut-être appelle démon avec mauvais mot.

Erreur.

 

- Erreur?

 

- Tous fait erreur parfois.

 

- C'est pourquoi les gommes existent, dit Del.

 

- Je jure que je tuerai cette Mrs Daï, proclama

Tommy.

 

- Toi pas stupide, mon garçon. Quy Trang Daï gen-